En partie pour les mêmes raisons : parce que j'aime raconter des histoires. Lorsque je le fais à l'oral, j'aime voir les signes de satisfaction sur le visage des gens qui m'écoutent, leur air absent quand ils essaient de se représenter ce que je dis. Et à l'écrit... là c'est plus difficile, parce que j'ai repris l'écriture il y a peu, grâce à CoCyclics. Mais la joie est similaire, lorsqu'une bêta positive est faite sur une nouvelle, ou que des grenouilles s'enthousiasment sur le fil de mon challenge 1er jet ou sur ce blog.
Partager ces histoires, faire rêver, faire voyager... ailleurs.
Le premier point abordé par vestrit, l'ego, m'a laissée perplexe. Je n'avais pas envisagé la chose spontanément sous cet angle, mais il faut bien avouer qu'effectivement, l'écriture visant une publication est une affaire d'ego.
Là où je diffère, est la distinction entre "histoires" et "messages". Écrire des histoires à thèse(s) et écrire des histoires en ayant un ancrage politique, ça laisse une marge appréciable, je trouve. Une troisième voie entre l'apolitique et le militantisme à gros sabots.
J'ai essayé, dans un premier brouillon, d'expliquer ça de manière impersonnelle et pas trop pédante. Mais ça revient à nier des années de formatage universitaire.
Pompeuse et ridicule je serai donc...
Pour me jeter des tomates, faites-vous plaisir avec les commentaires !
En premier lieu, je peux m'appuyer sur un billet de Silène de décembre 2013 "Au lieu de voir un seul monde". Elle y revient sur une discussion avec Paul Beorn au sujet de l'écriture : être auteur·e, c'est «vivre en saisissant chaque fragment intéressant de la réalité pour en faire le matériau de l'écriture».
Silène achève son billet sur une longue et belle citation de Marcel Proust.
Malgré tout l'amour que j'ai pour cet écrivain, c'est pour ma part d'abord vers un philosophe que je vais me tourner : l'Américain Stanley Cavell, et son introduction au recueil d'essais À la recherche du bonheur*.
Dans cette introduction à un livre de philosophie du cinéma, Cavell développe une analyse de l'expérience esthétique, de la rencontre avec une œuvre, comme étant l'apprentissage d'un "contrôle de sa propre expérience" :
«consulter sa propre expérience et la soumettre à l'examen et, de surcroît, s'arrêter pour un instant, se détacher de ce qui était votre soucis à cet instant-là et dégager votre expérience de ses sentier battus, prévisibles, pour qu'elle se trouve, qu'elle trouve sa propre voie : rester sur le qui-vive. La morale de cette pratique, c'est qu'il faut éduquer votre expérience suffisamment pour qu'elle soit digne de confiance. »
« sans cette confiance en notre expérience, qui s'exprime par la volonté de trouver des mots pour la dire, nous sommes dépourvus d'autorité dans notre propre expérience. (…) À mon sens, cette autorité, c'est le droit de vous intéresser à votre propre expérience.»En tant qu'auteure, j'applique cette approche à mon expérience du monde, à mes lectures de ce monde. Je les confronte à celles des autres, je les défends, je reviens dessus, etc.
Surtout, je les raconte.
Je n'accepte pas de me faire déposséder de mon expérience ni de mes mots. Peut-être d'ailleurs est-ce là l'ego évoqué par vestrit : en tant qu'auteure, j'estime avoir un monde à offrir. Non pas "offrir le monde", mais bien "un monde", celui où je vis et tel que je le vis, dont je me nourris et dont j'entends proposer une lecture, une interprétation.
Pour ce faire, je sais d'où je parle et à qui je m'adresse (à défaut de savoir qui me lira).
J'en arrive à la deuxième référence incontournable pour moi : Dorothy Allison.
Je pourrais vous faire tout un topo sur l'épistémologie féministe et le concept de "point de vue situé" qui en a émergé ces vingt et quelques dernières années. Mais je préfère de loin vous parler d'une auteure et militante lesbienne, américaine elle aussi, dont les textes m'ont bouleversée et énormément aidée à une époque où je n'avais plus foi dans les livres, ni vraiment envie de vivre.
Un recueil d'articles et de conférences de Dorothy Allison a paru au milieu des années 1990 : Skin: Talking about Sex, Class & Literature**. Ces questions de l'expérience, de l'envie d'écrire, du style etc. sont présentes dans tout le recueil. Deux de ces textes les concentrent néanmoins particulièrement : "Believing in Literature" et "Bertha Harris, a memoir".
Dans le premier texte, elle réaffirme ce que vous savez déjà, mais à quoi peu se confrontent réellement : pour écrire de bonnes histoires, nous devons être capables de définir ce que nous entendons par "bonnes histoires" (good fiction).
Pour résumer et simplifier, la bonne littérature selon elle, est celle qui ne se pose aucune censure et qui cherche à dire la vérité. Autrement dit : «La littérature est le mensonge qui raconte la vérité». Une démarche qui ne s'épargne pas la douleur qu'elle peut causer chez son lectorat. «Prendre la lectrice à la gorge, briser son coeur, et le guérir à nouveau.»
L'écriture et la littérature comme «une raison de croire, une manière de prendre le monde à la gorge et d'affirmer avec insistance que cette vie dépasse ce nous avions jamais imaginé.»
Dans le second texte, elle rend hommage à une féministe lesbienne des années 1960-1980 : Bertha Harris. Auteure du fameux article : "The Purification of Monstrosity : The Lesbian as Literature", Harris a aussi animé de nombreux ateliers d'écriture féministes. D'après Harris (qui cite Freud) : «Les écrivains écrivent pour trois raisons : la gloire, la fortune et l'amour des belles femmes.» La littérature n'est pas faite par de gentilles filles, mais par des garces, des chieuses, des enragées qui insistent et persistent.
«Osez être monstrueuses. Le monstre est femelle, sauvage, dangereux, un héros et un criminel dans une seule et terrifiante chair – un ennemi de la culture de la bite qui tente de tout réduire à la matérialité hétérosexuelle.»
Pourquoi ces deux détours ? Peut-être pour me sentir autorisée à dire que si j'écris, c'est parce que j'ai quelque chose à dire.
Pas un message estampillé politiquement, certes. Une volonté utopique cependant de changer le monde, de bouleverser les lectrices et lecteurs, au sens fort du terme.
Le "pourquoi" j'écris est indissociable du "comment".
Mes intrigues et mes personnages prennent racine dans ma propre histoire et dans mes convictions politiques, dont la plus importante n'est rien moins que le mot d'ordre du MLF : «le personnel est politique».
Et c'est pour ça que mes personnages ne sont jamais des silhouettes indéfinies, dont les caractéristiques ne sont signalées que si, et seulement si, elles ont un rôle précis dans l'intrigue.
Mes personnages ne sont pas masculins, blancs, hétéros et athés par défaut.
Tout a son importance.
Malgré ça, j'ai déjà reculé, par peur de froisser ou de ne pas m'exprimer "correctement". Je m'en suis beaucoup voulue, de ne pas avoir osé expliquer, de ne pas avoir pris le risque de retravailler le passage concerné pour le rendre plus intelligible, sans renier sur ce qu'il signifiait pour moi. Je l'ai purement supprimé.
Je ne le referai plus.
J'ai récemment lu des poèmes d'Aimé Césaire***, et dans le texte servant de préface au recueil, il exprime tout cela très bien :
«En nommant les objets, c'est un monde enchanté, un monde de monstres, que je fais surgir sur la grisaille mal différenciée du monde ; un monde de puissances que je somme, que j'invoque et que je convoque.»
Le monstre est la créature qui, étymologiquement, fait apparaître, rend visible.
Césaire, Cavell, Harris et Allison clament en définitive la même chose : pour raconter le monde et pour écrire de bonnes histoires, il faut être monstrueuses / monstrueux.
Et je ne souhaite rien de moins.
(Il faut donc croire que, oui, j'ai de l'ego...)
* CAVELL Stanley, À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, (1981), trad. Ch. Fournier et S. Laugier, Paris, L’Étoile, coll. "Cahiers du cinéma", 1993.
** ALLISON Dorothy, Skin: Talking about Sex, Class & Literature, London, Pandora, 1995.
Il a été traduit en français ; malheureusement, sa traduction n'est pas intégrale, et elle est devenue très difficile à trouver.
*** CÉSAIRE Aimé, La Poésie, Le Seuil, 2006, p.5.